La PAC a eu cet effet pervers d’inciter à la corruption
Comment expliqueriez-vous le fonctionnement de la PAC à un novice ?
Je ne comprenais pas non plus comment cela fonctionnait au début. Mais j’ai surpris, en tant qu’outsider, d’apprendre que 40% du budget de l’Europe était consacré à un groupe de personnes, les agriculteurs. Cela représente trois fois le budget du programme de subventions agricoles des États-Unis. Le montant des subventions dépend aussi de la superficie des terres. Cela pose de nombreuses questions en termes d’effets sur le climat mais aussi d’inégalités en matière de revenus. C’était de bons points de départ pour une enquête !
Votre enquête révèle que les subventions n’aident pas seulement les agriculteurs mais profitent, dans certains pays, à une poignée d’oligarques, d’hommes politiques…
Au début, les subventions de la PAC étaient indexées sur la production mais cela a contribué à encourager la surproduction. L’Union Européenne a donc changé son modèle, c’est la superficie des terres qui prime désormais. Le souci, c’est que l’argent va à ceux qui contrôlent les terres. Dans les pays de l’est et du centre de l’Europe, avec l’héritage soviétique, les gouvernements contrôlent ou possèdent de grandes superficies de terres agricoles. La PAC a été l’occasion pour ces gouvernements-là de s’approprier ou de revendre des terres, de façon plus ou moins légale, au profit d’amis, d’alliés politiques… La PAC a eu cet effet pervers d’inciter à la corruption.
En 2015, le Parlement européen a commissionné un rapport sur le risque d’accaparement des terres. Les conclusions soulignaient qu’il y avait effectivement un problème de ce type et que la PAC n’était pas étrangère à ce phénomène. Le rapport suggérait de reconsidérer le financement et d’encourager une transparence en matière de propriété. La Commission européenne a dénigré ce travail et n’en a pas tenu compte. Notre enquête démontre le contraire. Nous avons pu, par exemple, retracer des enchères de terres agricoles, en Hongrie, où des parcelles étaient directement données à des amis ou des membres de la famille de Viktor Orbán (ndlr premier ministre Hongrois). Nous avons pu cartographier ces ventes et montrer comment le cercle d’Orbán s’est enrichi grâce à l’argent de la PAC. (ndlr L’enquête démontre aussi qu’en République Tchèque, le premier ministre, Andrej Babis, a amassé près de 40 millions d’euros de subventions en 2018 et qu’en Slovaquie, ces subventions alimentent une mafia agricole…).
En guise de réponse à votre enquête, Bruxelles a affirmé une tolérance zéro vis-à-vis de la corruption mais invite les États membres à s’engager à la combattre. N’est-ce pas le serpent qui se mord la queue ?
L’Europe agit souvent comme un gouvernement mais n’en est pas un. L’UE se repose sur ses États membres, en charge de voter leurs propres lois. Le système n’a pas été pensé pour avoir affaire à des « États gangsters ». Si vous lisez le traité de Rome et les documents de la PAC, cette politique est censée aider les agriculteurs, protéger l’environnement, maintenir les provisions alimentaires et assurer un revenu aux agriculteurs. Mais ces objectifs sont parfois conflictuels. Si 80 % de l’argent de la PAC est destiné à 20% des bénéficiaires, parfois les plus gros exploitants comme les plus gros pollueurs, les objectifs de la PAC sont-ils tenus ? La PAC n’aide pas les petits et moyens exploitants dans la même mesure qu’elle subventionne les grands. Nombreux sont ceux qui demandent à interroger ce modèle. Mais en enquêtant, nous avons réalisé que c’était un sujet sensible.
« Si 80 % de l’argent de la PAC est destiné à 20% des bénéficiaires, parfois les plus gros exploitants comme les plus gros pollueurs, les objectifs de la PAC sont-ils tenus ? »
Malgré ses ambitions vertes, la PAC n’est pas exemplaire en matière environnementale. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Pour se pencher sur les conséquences environnementales, il faut croiser les données sur les subventions, celles des propriétaires d’exploitation et les données sur la pollution. Mais ces informations ne sont pas publiques, l’Europe et les États membres les gardent précieusement. Nous avons constitué notre propre base de données pour concevoir des cartes. Au Nord de l’Italie par exemple, on a pu comparer la répartition des subventions avec celle de la pollution des sols au nitrate. Nous avons observé une corrélation entre les zones les plus subventionnées et celles les plus polluées.
Au Pays-Bas, nous nous sommes intéressés à la perdrix grise, qui vit aux alentours des terres agricoles. Pour les scientifiques, cet oiseau est un indicateur de biodiversité. Or cette population a chuté de 90% aux Pays-Bas. Ce déclin est le signe d’un écosystème poussé à sa perte. Pourtant, d’après les scientifiques, il ne faudrait pas grand-chose pour inverser cette tendance. Garder des parcelles de terres non cultivées pour laisser pousser l’herbe et les fleurs par exemple suffirait à aider ces perdrix grises. Mais ce sont les champs de monoculture massive, de céréales par exemple, qui semblent davantage encouragés, avec les dégâts sur la biodiversité qu’ils entraînent. L’Union Européenne avait un plan biodiversité sur dix ans. Elle n’a atteint aucun de ses objectifs. Comment les atteindre sans aborder les effets de la PAC ? La PAC reste un sujet sensible. L’Europe a de grandes ambitions en matière de climat avec le lancement du Green Deal. Bruxelles s’apprête aussi à renégocier la PAC. C’est donc le bon moment pour interroger les effets concrets de cette politique, en termes de corruption mais aussi les conséquences de cette politique agricole sur l’environnement.
- On lit les articles de l’enquête passionnante de Matt Apuzzo et de ses confrères et consœurs, sur la corruption en Europe de l’Est, sur les conséquences de la PAC sur le climat et la biodiversité (et la suite de la série). Pour les non anglophones, deux comptes rendus en français chroniqué sont disponibles sur le Monde et sur The Conversation.
- On assiste au festival « Sortons l’agriculture du salon » dont QQF est partenaire pour déguster des produits, débattre sur l’agriculture de demain, assister à des projections et écouter Matt Apuzzo évoquer son enquête, le 22 février à Paris.
- On regarde le documentaire de Nicolas Frank, La Négociation, pour comprendre de plus près le long processus de réforme de la PAC et la prise de décision de l’Union européenne, lors de la réforme de 2012-2013.
- On attend impatiemment les résultats du Prix Pinocchio mis en place par Les amis de la Terre (lien) et la Confédération paysanne, qui désigne la pire des entreprises en matière de greenwashing et d’agriculture.
- On rejoint le mouvement Pour une autre PAC.
- On soutient Terre de Liens qui aide les agriculteur.rice.s à s’installer en bio et essaye d'éviter que les subventions pour jeunes agriculteurs aillent uniquement aux agriculteurs en conventionnels cooptés par la FNSEA.
- On participe au début public « ImPACtons » sur l’agriculture organisé par la Commission nationale du débat public, qui sera lancé le 23 février à 15h.
- Et on peut fouiller et regarder les documentaires de la cinémathèque du Ministère de l'agriculture, afin de comprendre l'historique et les différents pans de la problématique.