"Je suis un corps, rien qu’un corps"
Dans votre série de photos intitulée Self Hybridation, vous transformez votre visage selon différents canons de beauté : africain, indien, aztèque, amérindien et chinois. Qu’est-ce qui contribue le plus à façonner l’image d’un corps idéal dans une société ?
La beauté n’est qu’une question d’idéologie dominante et varie en fonction des époques et des castes sociales actuelles. Pour la façonner, les médias sont très influents, puis suivent la famille et la culture populaire qui entérinent les modèles en circulation. L’idée de Self-Hybridation était de ne plus travailler seulement avec ma culture occidentale, mais de donner l’hospitalité aux cultures non occidentales en mélangeant leurs œuvres aux miennes. Les Self-Hybridation sont des œuvres post-opératoires. J’ai hybridé mon visage, l’ai réinventé dans des performances - chirurgicales - non pas selon des canons de beauté conventionnels mais en opposition à ces derniers. Par exemple, je me suis fait placer sur les tempes deux implants habituellement utilisés pour rehausser les pommettes : si l’on me décrit comme une femme avec deux bosses sur les tempes, on peut m’imaginer comme un monstre indésirable, mais lorsqu’on me voit pour de vrai, le jugement peut tout à fait changer !
Self-Hybridation : Entre-Deux avec le portrait d'ORLAN n°1, 120 x 160 cm, photographie couleur dans une boîte lumineuse, 1994
Self-hybridation africaine, Femme Tanzanienne et Visage de Femme Euro-Stéphanoise 125 x 156 cm, photographie couleur, 2000 ©ORLAN
Self-hybridation Opéra de Pékin N°10, photographie couleur, 120 x 120 cm, 2014 ©ORLAN
"Botticelli a représenté des corps complètement lissés, épurés, allongés et déridés bien avant Photoshop et Snapchat."
Aujourd’hui, des patients s’appuient sur des filtres Snapchat et Instagram comme "modèles " auprès de leur chirurgien esthétique. Ces filtres définissent-ils de nouveaux canons de beauté ? L’art devrait-il investir ces nouvelles formes d’expression de soi ?
Les filtres Snapchat sont fabriqués en fonction de critères de beauté déjà établis ou sont simplement des gags burlesques. Botticelli a représenté des corps complètement lissés, épurés, allongés et déridés bien avant Photoshop et Snapchat. Il n’y a pas de mot d’ordre pour l’art. L’art peut tout investir si l’artiste qui crée en a besoin pour ce qu’il ou elle défend. Toute mon œuvre interroge le statut du corps dans la société : les pressions sociales, culturelles, traditionnelles, politiques et religieuses qui sont exercées sur lui. Et en ce moment, j’interroge le rôle de ces nouvelles technologies qui nous promettent de reconstruire le corps.
Vous dites souvent avoir utilisé votre corps comme matériau car le corps était un territoire à revendiquer pour une femme dans les années 60. Quels sont les nouveaux territoires du corps à explorer, à l’heure du transhumanisme ?
Mon corps est toujours ma matière première, je m’en sers dans mon art. Je suis un corps, rien qu’un corps, entièrement un corps et c’est mon corps qui pense. Cependant, à l’heure de découvertes scientifiques et techniques sans précédents, j’ai lancé une "pétition contre la mort " qui propose de repousser les dernières limites du corps obsolète en soulevant la possibilité d’envisager l’immortalité. Mais il y a des combats qui perdurent : les performances filmées qui dialoguent avec l’ORLANoïde (œuvre évolutive basée sur le principe du Deep Learning, une forme d’apprentissage automatique en fonction des interactions avec l’artiste - ndlr) parlent du corps des femmes qui continue encore et toujours à être réduit à une machine à faire des bébés alors que le monde est déjà surpeuplé, surpollué, et qu’il n’y a plus assez d’eau ni de nourriture.
"Laura Calu a lancé le hashtag #objectifbikinifermetagueule pour aider les femmes à s’accepter telles qu’elles sont. Je soutiens cette prise de position !"
Comment définiriez-vous notre rapport au corps aujourd’hui ?
Le corps est plus libre dans une majorité de pays, mais il continue à subir des pressions énormes pour se conformer à certains modèles de beauté. Les corps sont surexposés, mais notre époque déteste la chair. Les mannequins que l’on nous présente sur les podiums ont des corps décharnés et anorexiques. Avec l’arrivée de l’été, les journaux et publicités continuent à faire croire aux femmes que, pour être belle en bikini, il faut être toujours plus mince. D’ailleurs, la comédienne Laura Calu a lancé le hashtag #objectifbikinifermetagueule pour aider les femmes à s’accepter telles qu’elles sont. Je soutiens cette prise de position !