"Nous devons commu-niquer"

ENTRETIEN AVEC DORA MOUTOT
"Nous devons commu-niquer" sur Qu'est-ce qu'on fait
Dora Moutot a lancé le compte Instagram "T'as joui ?" pour parler sans complexes d'un tabou que l'on pensait depuis longtemps levé, celui de la jouissance sexuelle au féminin. Entre témoignages, plaisanteries, illustrations, et réflexions, elle a créé ce qui manquait certainement à beaucoup de personnes : un espace d'écoute et de bienveillance pour s'exprimer sur le sujet. En voyant le succès spectaculaire de son compte, nous lui avons passé un coup de fil pour comprendre sa démarche. Allô ?

Pourquoi avoir lancé le compte Instagram "T’as joui" maintenant ?

Ce qui m’a poussé à le faire, c’est que j’ai eu une discussion avec un homme qui m’a énervé : Selon lui, les filles ont toujours une sexualité compliquée et elles jouissent uniquement de façon cérébrale. Pour accéder à l’orgasme, il faudrait qu’elles soient amoureuses ou, tout du moins, qu’elles aient des sentiments. Je lui ai dit bien sûr que c'était n’importe quoi. Mais pour moi, cet échange a révélé une question importante : comment faire plaisir à une femme, et donc mieux connaître son anatomie ? J’ai donc passé un coup de gueule sur mon compte Instagram privé, en disant qu'il y en avait marre de ce mythe de la sexualité "si compliquée" des femmes et que beaucoup d’hommes se cachaient derrière cette idée reçue au lieu de chercher à comprendre l’anatomie féminine.

@Tasjoui

Suite à ce coup de gueule, j’ai reçu une rafale de message de femmes qui m'écrivaient "Moi ça fait 5 ans que je suis avec mon mec et je n’ai jamais joui" ou "Je ne vois pas pourquoi ce serait l’orgasme de l'homme qui clôturerait un rapport sexuel". Il y a eu un tel enthousiasme que je me suis dit, en tant que journaliste, que je mettai le doigt sur une sorte de tabou. J'ai créé une page. Et c’est parti en flèche.

Tu t’attendais à un tel succès ?

Non, absolument pas ! On est à 130 000 followers en 3 semaines, c’est un truc de malade ! Je voulais vraiment faire un petit compte pour quelques copines et des journalistes féministes. Et puis ça a complètement explosé.

Comment expliques-tu ce succès ? Y a-t-il une nécessité à libérer la parole des femmes ?

Je pense que les femmes sont prêtes à parler ! Je pense que le féminisme et le mouvement me too et balance ton porc y sont pour beaucoup ! Il fallait déjà déconstruire tous les sujets autour des violences sexuelles subies, et maintenant que ça s’est un peu décanté, les femmes ont envie d’avoir une sexualité cool, simplement. Ne plus subir de violences, ni de vivre des relations un peu bidon au lit.

Pour toi, y a-t-il une nécessité de déconstruire une forme de masculinité ?

Oui. Mais le problème pour l’instant, c'est que j’ai l’impression qu’il n’y a que des femmes qui élèvent leurs voix pour tenter de le faire. Le moment où ça bougera vraiment, c’est quand les hommes auront envie de revendiquer une autre forme de masculinité dans laquelle il n'est plus honteux d'être sensible, de pleurer, et de prendre les femmes en considération. Une masculinité dans laquelle on ne dit plus à un jeune garçon "sois fort quoi qu’il arrive". Il existe des podcast comme Madmoizelle ou Les couilles sur la table qui s'emparent du sujet. Mais le problème, c’est que c’est encore fait par des femmes ! Les hommes commencent à se réveiller un peu, mais plutôt aux États-Unis : la page We are Men Enough tente de redéfinir les codes de la masculinité traditionnelle . Et il y a aussi des sortes de retraites organisées durant lesquelles les hommes se rejoignent pour en parler ensemble.

Mais tant que les hommes ne portent pas le sujet, c’est compliqué. Il y a une idée que je trouve vraiment intéressante : l’origine de la masculinité toxique se trouverait dans le fait qu’il y a eu beaucoup de jeunes garçons à qui il a été demandé de refouler ses émotions. Un refoulement qui créerait dès l’enfance une sorte de haine. On leur a tellement demandé d’être dur et c’est tellement ancré, qu’il n’y a plus de place pour le reste.

Tant qu’on ne crève pas le silence, je ne vois pas comment on pourrait sortir de ça.

Il y a aussi l’idée dans ton compte que les femmes doivent assumer pleinement leur sexualité, leur désir, et arrêter de simuler parce que cela les dessert autant que les hommes ?

Oui, oui, totalement ! En tant que femme, on a tellement nous-même intégré les codes de la société patriarcale qu’inconsciemment, on ne sait même pas pourquoi on simule durant l'acte : Pour flatter l’ego du mec ? Par mimétisme avec les films pornos ? Quand une femme n'arrive pas à jouir (soit parce que l’homme n’est pas doué, soit parce qu’elle connaît mal son corps), le plaisir peut venir de manière assez tordue en s'imaginant dans un film porno. Une femme peut ressentir ainsi une excitation beaucoup plus mentale que biologique. Tant qu’on ne crèvera pas le silence, je ne vois pas comment on pourra sortir de ce schéma. Il faut aussi aider les hommes, ce ne sont pas des devins. S’ils ne regardent que des films de cul dans lesquels il n’y a que des meufs qui font semblant de jouir, qu’est-ce qu’ils peuvent en savoir du plaisir féminin ?

@Tasjoui

Le corps est-il politique ?

Pour moi, un corps s'apprend, se construit à travers l'éducation. Il y a donc une construction politique du corps. C'est la même chose pour le sexe, on pense que c’est inné, mais ça ne l’est pas. Le sexe bienveillant, le sexe conscient, ça s’apprend. C’est seulement depuis 2017 que le clitoris est rentré dans certains livres de SVT et encore pas dans tous. En plus de ça, quand on parle d’éducation sexuelle à l'école, c’est toujours sous un aspect préventif : "Comment ne pas tomber enceinte", "Comment ne pas choper de MST" mais jamais sous l’angle du plaisir. C’est ça le problème ! Tant que les politiques ne s’emparent pas un peu de la question, on peut faire avancer les choses. Mais j'ai le sentiment, dans un sens, que les hommes, ça les arrange comme ça.

@Tasjoui

Tu parles de la sexualité de manière non injonctive, l’inverse de ce que fait la presse féminine depuis des années. Ton ton est décalé, est-ce une volonté de ta part ?

Oui, c’est une vraie volonté de ma part. J’ai moi-même travaillé dans la presse féminine et je suis souvent consternée des couvertures de magazines que je vois dans les kiosques. Il faut une prise de conscience énorme. En plus, ce sont des femmes qui font ça à des femmes. Elles sont à la tête des rédactions,  mais elles continuent à véhiculer cette image galvaudée da la femme par peur de perdre les actionnaires ! J'ai le sentiment que beaucoup de femmes sont guidées par la peur : la peur de parler, de perdre le pouvoir... Finalement, moi j’ai de la chance, sur un compte instagram, je ne dois rien à personne, je fais ce que je veux.

Parité totale et parité orgasmique aussi !

Avec le nom "t’as joui" on peut se demander s’il faut voir l’orgasme comme un but en soi ?

J’ai choisi le titre "t’as joui" parce que c’est une bonne punchline.  Le message n'est pas du tout de véhiculer une sorte d'injonction, d'obligation à avoir un orgasme à chaque rapport. On peut flirter, se toucher, et ne pas y aller. L'objectif de la page, c’est de faire comprendre aux hommes qu'il doit y avoir une vraie parité orgasmique.

Donc c’est un vrai message adressé aux hommes que tu fais ?

Complètement. Mais il n’y a que 20% d’hommes qui sont abonnés au compte. Il faut vraiment qu’il y ait une prise de conscience de tous, hommes et femmes, que les hommes s’intéressent à la sexualité et au plaisir féminins, pour de vrai !

Quels sont les retours des hommes sur ton compte ?

Je suis vraiment surprise dans le bon sens ! Quelques mecs m’insultent, mais ils sont plutôt minoritaires. La plupart des hommes sont positifs, me disent que ça les aide, qu’ils ont une prise de conscience. Il y en a d’autres qui sont mignons, ils envoient des messages à leurs copines en leur demandant : "J’ai vu le compte tasjoui, est-ce que toi tu jouis ?".

Dans l’ensemble, ce sont des messages chouettes. Quoique les hommes ont tout de même du mal à parler de ce sujet sans s'inclure dans la conversation. C’est toujours "non mais moi je fais ci, moi je fais ça". En fait, ils sont incapables de parler de masculinité parce qu'ils ne la voient pas. Alors que chez les femmes, on voit l'image du féminin parce que depuis des années les films, les médias, la culture populaire la questionne pour la déconstruire.

La suite ?

J’essaye d’imaginer une suite : organiser un festival autour de la sexualité féminine, créer une association et organiser des cycles de conférences.

  • Envie de comprendre pourquoi le clitoris reste encore tabou ? On regarde le court-métrage animé "Le clitoris" de Lori Malépart-Traversy pour connaître l'histoire de sa perception dans le monde occidental... 
  • On est branché films olé olé, mais on voudrait sortir du schéma "homme à la tête coupée / femme aux mimiques et bruitages exagérés" ? On se penche sur les productions de réalisateurs-trices à la fois porno et progressistes comme Erika Lust, Lucie makes porn ou Ovidie.
  • On est un peu perdu dans le fonctionnement de la machinerie féminine ? On lit Les joies d’en bas. Sinon, le site OMGyes propose des tutos destinés à la masturbation féminine, mais très instructifs pour tout le monde. Par contre il est payant.
  • On suit les conseils de Dora Moutot : "Être bienveillant-e, avec soi-même pour commencer, et avec son partenaire, chercher à connaitre qui on est sexuellement sans partenaire, ne pas se mettre de barrière, et commu-niquer !"
Mathilde R / Propos recueillis par Elodie Mariani
Tags : #corps #sexisme
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