Il est urgent de reconnaître la qualité du travail dans toute une série de professions.

ENTRETIEN AVEC THOMAS COUTROT
Il est urgent de reconnaître la qualité du travail dans toute une série de professions. sur Qu'est-ce qu'on fait
L’économiste Thomas Coutrot est membre d’Attac et co-anime les Ateliers Travail et Démocratie. Pour notre série sur « le jour d’après », il analyse les enseignements de la crise sanitaire sur l’avenir du travail : requalification, relocalisation, et réorientation des finalités du travail pour lui redonner du sens.

Avec la crise sanitaire, on s’aperçoit que les smicards se retrouvent en première ligne. Or, la rémunération des « travailleurs essentiels » semble inversement proportionnelle à leur importance actuelle...

Dans le système capitaliste, la valorisation du travail n’est pas indexée sur son utilité sociale, mais sur le profit qu’il permet de dégager et le pouvoir social qu’il consolide. Un trader n’est pas plus productif qu’une caissière : il occupe simplement une place supérieure dans la hiérarchie sociale et salariale, du fait de la domination du capital sur le travail et du rôle décisif qu’occupent les marchés financiers dans cette domination. Cela explique sa rémunération exorbitante.

La pandémie met donc l’accent sur le fait que les professions vitales et essentielles à la reproduction de la vie sont aussi celles qui sont le moins bien considérées, mal rémunérées et largement féminisées.

« Un trader occupe simplement une place supérieure dans la hiérarchie sociale et salariale, du fait de la domination du capital sur le travail et du rôle décisif qu’occupent les marchés financiers dans cette domination. »

Cette prise de conscience va-t-elle changer quelque chose ?

Cela amène à se poser la question de la valorisation du travail. Il faut augmenter le SMIC, scandaleusement bas par rapport au caractère indispensable des salariés qui le perçoivent - caissières, aides-soignantes, employés de la logistique, chauffeurs routiers... Il s’agit également de revaloriser les carrières et de reconnaître les besoins en formation professionnelle. Reconsidérons les compétences : on dit souvent des aides à domicile et auxiliaires de vie qu’elles sont « non-qualifiées ». Ce mot est obscène ! Les études sociologiques sur les métiers du care ont montré qu’ils reposent sur des qualifications invisibles et parfois informelles, mais nécessaires pour assurer la qualité des soins. Il est urgent de reconnaître la qualité du travail dans toute une série de professions.

Il s’agit là d’une révolution des représentations et des mentalités qu’il faudra traduire en termes institutionnels. Ce processus politique nécessitera aussi une mobilisation sociale des professions concernées, des associations, des syndicats... Il faut s’attendre à ce que ce soit conflictuel.

Un personnel soignant à domicile

Vous avez signé la tribune « Changer le capitalisme ou sauver l’économie » parue le 2 avril dans Libération. Il y est question d’arrêter les « productions inutiles ». Que voulez-vous dire ?

Un des mérites de cette pandémie, sans nier ses effets humains tragiques, est qu’elle amène à se poser comme jamais auparavant la question de l’utilité sociale de la production - un problème soulevé depuis longtemps par les écologistes. Pourquoi continuer à produire en masse des choses qui détruisent la biosphère et les conditions de vie sur terre ? On a évité d’y réfléchir, sous la pression de l’impératif de croissance et de l’obsession consumériste. Cette discussion émerge aujourd’hui entre les travailleurs eux-mêmes : ceux qui ont dû continuer leur activité se demandent si elles valent la peine de mettre en danger leur vie et celle de leurs proches. Cela aura forcément des conséquences ; nous allons devoir organiser une discussion politique pour réfléchir à quelles productions limiter, quelles autres développer. Quoi qu’il arrive, on sait que l’on doit organiser la réduction des activités polluantes.

Faut-il donner plus de poids au secteur et emplois non-marchands ?

C’est fondamental ! Même M. Macron a dû le reconnaître : les dirigeants ont fait pression depuis 20 ans sur les dépenses de santé et d’éducation, avec une vision à court terme, aveuglés par l’idée que le non-marchand est un poids pour l’économie productive. Aujourd’hui, on paie au centuple les quelques milliards d’économies réalisées sur ces secteurs et on voit à quel point sacrifier ces activités à une idéologie de rentabilité aboutit à des désastres. Oui, les fonctionnaires sont productifs, ô combien !

Depuis quelques années, la question du sens du travail se pose de plus en plus (bore out, « emplois à la con »...). Avec le confinement, le chômage technique et l’arrêt de pans entiers de l’économie, la crise risque-t-elle d’accentuer le phénomène ?

Les conflits éthiques et le sentiment de perte de sens du travail augmentent depuis dix ans et concernent même des professions telles que le soin : le manque d’effectifs et la bureaucratisation empêchent de travailler correctement et de s’occuper au mieux des patients. Je pense que cette crise va stimuler les discussions sur les finalités du travail. Il va falloir arrêter d’être esclave des procédures et reprendre collectivement la main sur les méthodes et les objectifs de nos activités.

 « Reprendre la main », cela passe-t-il par des relocalisations sur le territoire français ?

Oui : nous devons relocaliser les activités sous contrôle social et citoyen - nous avons perdu toute notion de responsabilité et de contrôle sur l’appareil productif. En Bretagne, une usine de masques avait été fermée il y a un an par la multinationale américaine Honeywell.

L'usine de masques de Plaintel, avant sa fermeture en 2018. © AFP - Fred DufourL'usine de masques de Plaintel, avant sa fermeture en 2018. © AFP - Fred Dufour

Aujourd’hui, l’Union syndicale Solidaires des Côtes d’Armor est en train de monter un projet avec les pouvoirs publics et les anciens employés pour la relancer sous forme de société coopérative d’intérêt collectif. Ce type de démarche, qui relance une production industrielle dans les territoires, avec de nouvelles formes de contrôle, est un exemple de ce qu’il faudra faire dans les années à venir.

Nous avons toutefois besoin de garder certaines formes de mondialisation : celle de la solidarité et de la coopération entre les pays. Le souverainisme populiste est une impasse à l’époque de la crise écologique globale.

A-t-on les moyens de limiter les dégâts sociaux et de financer les énormes investissements nécessaires à la transition, alors même que les droits à l’assurance-chômage ont été réformés à la baisse et que les déficits publics vont exploser à cause de la crise ?

Le débat sur « on n’a pas l’argent » n’est plus d’actualité. Ce qu’il faut se demander, c’est pour quoi l’utiliser. Le discours a changé ; d’un coup, les milliards « magiques » pleuvent. Depuis 2008 les banques centrales créaient de l’argent à volonté pour les marchés financiers, maintenant elles vont devoir soutenir l’économie réelle. Nous devons nous organiser pour que ces sommes ne servent pas à renflouer les grandes entreprises sans aucun changement de trajectoire, comme c’est déjà le cas avec Air France. Si on s’en sert pour sauver les banques et multinationales, pour pérenniser le système à l’identique et relancer la machine productiviste et consumériste, c’est courir à la catastrophe.

En 2008, les élites se sont converties au déficit budgétaire, à l’assurance-chômage et au chômage partiel pendant six mois, avant que les choses ne reprennent leur cours néolibéral et que la précarisation ne s’accélère. Le danger, cette fois encore, est que la classe dominante, une fois passées la sidération et l’obligation de prendre des mesures pour amortir le choc, ne profite de la crise pour relancer un capitalisme de surveillance autoritaire et prédateur...

« Le débat sur « on n’a pas l’argent » n’est plus d’actualité. Ce qu’il faut se demander, c’est pour quoi l’utiliser. »

Relocaliser, développer de nouveaux secteurs... Et si c’était finalement ça, la solution pour redonner un sens au travail ?

On voit, sous la pression d’une épidémie qui fait des ravages, qu’il y a des possibilités et des nécessités de reconversion : des usines d’électroménager se mettent à produire des respirateurs, des fabricants de voiles pour parapente produisent des masques... On a besoin d’étendre ce phénomène : l’agriculture productiviste et chimique doit devenir paysanne et soutenable ; l’industrie automobile pourrait produire plus de moteurs à énergies renouvelables... Il faut que l’État planifie et organise, en concertation avec les régions et les branches professionnelles, une économie sans carbone.

Si les ouvriers, au lieu de produire des SUV qui détériorent la planète, se mettaient à produire des panneaux solaires, et que les ouvriers du bâtiment travaillaient à l’isolation thermique plutôt que sur des tours de bureaux climatisées, je pense que la question du sens du travail se poserait tout à fait différemment.

  • On suit les Ateliers Travail et Démocratie et leur blog sur Médiapart (le site est en construction). Cette association cherche à susciter des débats sur le sens du travail, la démocratie au travail, pourquoi et comment on travaille...
  • On soutient le nouveau syndicat 100% en ligne Indépendant.co pour les auto-entrepreneurs, et on jette un œil à la pétition adressée au gouvernement pour qu’aucun freelance ne soit laissé pour compte. On signe aussi celle pour le soutien aux travailleurs non-indemnisés.
  • On fait partie des Français qui favorisent le Made In France pour soutenir l’emploi local, notamment dans les secteurs de l’habillement, de l’alimentation et de l’électroménager avec dans l’idée de consommer mieux et moins, grâce à ce guide des marques françaises qui recense tout ce dont vous avez besoin, des jouets pour les enfants à vos chaussures.
  • On fait le point sur son propre travail, avec notamment le test pour connaître ses atouts, et on fait son propre Ikagai. Ce diagramme japonais aide à repenser ses valeurs, sa profession et sa vocation pour trouver le job idéal.
Propos recueillis par Juliette Démas
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