Il faut renoncer à la mise à disposition du monde, mais pas au plaisir.

ENTRETIEN AVEC JULIETTE GRANGE
Il faut renoncer à la mise à disposition du monde, mais pas au plaisir. sur Qu'est-ce qu'on fait
Auteure de l’essai « Pour une Philosophie de l’écologie », Juliette Grange analyse les effets de la crise sur notre prise de conscience écologique et réclame davantage de courage politique.

Beaucoup d’observateurs et d’activistes font de la crise sanitaire un événement écologique. Est-ce vraiment le cas ?

Non, cette pandémie n’est en aucun cas un « une rébellion de la nature », une punition divine ou un déséquilibre écologique. Il y a toujours eu des épidémies. La nouveauté tient à leur intensification, du fait de la concentration urbaine et des voyages incessants. En France, on voit par exemple que l’épidémie s’est répandue en suivant les lignes de TGV et les grands axes de transports.

Cette période de confinement et d’arrêt des activités non-essentielles peut-elle nous amener à une prise de conscience écologique ?

En imposant un temps d’arrêt, la crise ouvre un espace de changement et de réflexion : on se rend compte que la pandémie aurait pu être contenue si les échanges n’étaient pas si intenses. J’aimerais que ce moment soit rempli par une pensée écologique, car il pourrait avoir un effet radical, à condition de l’utiliser rapidement et avant qu’on relance la machine économique.

« Le confinement nous montre qu’on peut vivre dans un espace limité - notre quartier - et se contenter de sources d’approvisionnement françaises »

Le confinement nous montre qu’on peut vivre dans un espace limité - notre quartier - et se contenter de sources d’approvisionnement françaises : les hypermarchés ont enfin accepté de vendre les produits de nos agriculteurs en difficulté plutôt que de les importer depuis l’autre bout du monde malgré la fonte des marges que cela implique (les fraises espagnoles sont beaucoup moins chères et permettent des bénéfices intéressants). Une partie de la population se rend compte qu’il est agréable et enrichissant de vivre « en tant qu’écolo ». Les familles se retrouvent, on ne voyage plus, on ne va plus à la salle de sport, mais on a l’occasion de cuisiner, de faire des activités manuelles, de la couture, du bricolage... C’est une démonstration, par la pratique, que la sobriété heureuse est plaisante. Nous apprivoisons aussi l’idée de ce qu’est une ville moins polluée : on respire, l’air est plus pur, il y a du silence, des oiseaux et des étoiles...

Le cours de l'Intendance vendredi 20 mars vers 11 heures © Crédit photo : Haut-ReliefLe cours de l'Intendance à Bordeaux le vendredi 20 mars vers 11 heures © Crédit photo : Haut-Relief

Faut-il, à l’avenir, renoncer à l’abondance dans nos sociétés pour se diriger vers une économie moins portée sur la consommation ?

L’abondance telle qu’on la trouve au supermarché - des dizaines de paquets du même jambon médiocre sous emballage plastique - est sinistre, fatigante, et sans intérêt. Il faut redécouvrir l’abondance frugale, soit manger avec mesure de bons produits. Redécouvrons les 350 variétés de pommes, refusons de manger des fraises en hiver, et retrouvons bonheur et épicurisme dans la mesure. Il s’agit de renoncer à la mise à disposition du monde, mais pas au plaisir : vous pouvez trouver du homard ou de la truffe en circuit court.

Il y a cependant un problème de régulation politique : de nombreux petits producteurs peinent à se faire homologuer, à se former au bio. Il y a un public, mais l’offre n’est pas à la hauteur de la demande.

Ces nouveaux modes de consommation et cette volonté d’un avenir plus écologique ne sont cependant partagés que par une frange de la population...

Evidemment, il s’agit plutôt des classes urbaines aux revenus élevés, très éduquées, pas handicapées par les problèmes de garde d’enfants, et qui n’ont pas en ce moment l’obligation d’aller travailler. Je n’ai pas l’impression que la voix du patronat français soit disposée à adopter une nouvelle logique. Luc Ferry affirme d’ailleurs dans FigaroVox que « rien ne va changer ». Pour lui, pas de nouveau départ, pas de changement de civilisation : l’économie doit repartir, et le plus vite possible. L’espace de réflexion qui se dégage peut très bien être celui d’une pensée anti-écologique. Après la crise de 2008, on n’a pas adopté de transports bas-carbone et les émissions de CO2 ont fortement augmenté. La pandémie pourra nuire à l’environnement, car il y aura urgence à sauver les emplois et on peut s’attendre à un phénomène de rattrapage dans la consommation.

Le courage politique est-il ce qui manque, malgré la place que souhaite prendre la France sur la scène internationale ?

Le gouvernement est sur une corde raide, et fait des discours ambigus pour couvrir le malaise actuel. Malgré les discours de M. Macron à l’international, je ne pense pas que la France ait beaucoup avancé en termes d’écologie ces dernières années. Certains maires ont fait du très bon travail à l’échelle de leurs villes ; il serait donc possible de faire davantage. Depuis la sortie de mon livre en 2008, les choses se sont certes améliorées du point de vue de la consommation, mais le modèle reste le même : les œufs bio de supermarché sont souvent produits de façon industrielle.

Il y a une véritable sensibilité écologique de la population et beaucoup de place pour les propositions et alternatives, mais on manque de partis politiques porteurs. J’ai longtemps pensé qu’il fallait des adhésions en nombre dans les partis écologistes, avant de me rendre compte qu’EELV gardait une structure opaque, et autocentrée. Pour atteindre le grand public, il faut une capacité à fédérer et à s’allier, or on est encore dans des logiques claniques. À Bordeaux ou à Tours, des alliances entre progressistes et écolos au premier tour des municipales ont bien marché, c’est une piste à suivre.

Quelle forme devrait prendre l’écologie politique, pour aller au-delà des discours et des objectifs chiffrés ?

Si c’est en partie au citoyen de faire pression pour favoriser les relocalisations et la valorisation des entreprises éco-responsables, ils doivent se battre contre des multinationales qui génèrent des profits immenses... Il manque donc une volonté politique et un appareil législatif pour encourager le changement.

L’équilibre environnemental, la santé publique et l’éducation doivent être pris en charge par des lois précises et par un cadre juridique et judiciaire. On a vu à quel point l’hôpital public est indispensable. Il faut admettre qu’il y a des secteurs non-rentables et sanctuariser en « biens communs de l’humanité » les connaissances médicales, des pans entiers de la recherche et développement, de l’éducation, la santé publique et plus largement l’accès à l’air respirable, à une eau saine... Ces « res publicae » - choses publiques - nationales, européennes ou internationales doivent être mises hors du champ du marché.

"Il manque donc une volonté politique et un appareil législatif pour encourager le changement"

La crise sanitaire actuelle nous montre-t-elle la nécessité d’une réponse internationale à la crise climatique ?

La pandémie met en évidence le destin planétaire de l’humanité : les virus, comme la pollution, ne s’arrêtent pas aux frontières. Tchernobyl nous l’avait bien montré avec son nuage radioactif qui s’était répandu dans différentes régions du monde. On a cru que le virus était loin, qu’il ne tuait qu’en Chine. Mais nous sommes tous humains, nous avons tous la même constitution ! Il faut également considérer l’équilibre climatique, le niveau des océans et l’énergie comme des questions globales. Aujourd’hui, si les plages de l’île de Ré sont menacées, la réponse n’est pas une digue !

Il faut changer radicalement de modèle, pas appliquer un simple pansement sur la situation. Les paroles politiques alternatives manquent et les programmes ne sont pas adressés à une majorité d’électeurs.

  • On s'intéresse aux programmes des partis écologistes : EELV, le Rassemblement Citoyen - Cap 21, le Parti écologiste... et on vote à chaque élection.
  • On écrit à son député pour le sensibiliser à la crise climatique ou l’encourager à aider les relocalisations et les petits producteurs. On lit d’abord le guide de Vox Public pour se familiariser avec les méthodes à adopter, avant de trouver les élus qu’on cherche à joindre sur l’annuaire de l’Assemblée nationale. Le site des Citoyen.nes Lobbyistes d’Intérêt Commun propose également un mode d’emploi très accessible et de nombreuses ressources. Pour s’inspirer, on regarde Des Clics de Conscience, réalisé par Alexandre Lumbroso et Jonathan Attias, histoire vraie de deux agriculteurs qui se sont battus pour obtenir le droit de semer.
  • On peut rejoindre les mouvements de désobéissance civile Extinction Rebellion, Alternatiba, ANV-Cop 21 ou encore le collectif Les Désobéissants. Si on est à Paris, on peut rejoindre La Base, le QG des citoyens agissant pour la justice écologique et sociale.
  • Lors de la reprise des campagnes pour les élections municipales, on se rend aux réunions publiques pour interpeller directement les candidats, leur poser des questions et les confronter sur la question de l’écologie. Pour se préparer, on se renseigne sur les projets en cours dans sa ville et dans sa région.
  • On signe la pétition « Plus Jamais ça, Construisons ensemble le jour d’après » qui propose des mesures pour un avenir féministe, écologique et social, lancée par seize organisations (associations, ONG et syndicats) et disponible sur chacun de leurs sites.
  • On (re) lit tous les articles de QQF sur l’écologie : sur la pollution des eaux et du numérique, l’alimentation...
Propos recueillis par Juliette Démas
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