« Les États ont tendance à pérenniser les dispositifs ponctuels de surveillance »
L’idée d’une application pour repérer les citoyens infectés par le Covid-19 fait débat. Pourtant, le « tracking » est largement présent dans notre vie quotidienne...
Effectivement, une forme de surveillance de masse est déjà en place, installée par les grandes plateformes internet telles que Google ou Facebook. Pour nous offrir des services gratuits, elles se financent par la vente de publicité ciblée. Leurs vrais clients ne sont pas les utilisateurs, mais bien les annonceurs qui achètent la possibilité d’afficher de la publicité auprès d’une population répondant à des critères spécifiques de revenus, de géographie, de centres d’intérêts... Tout le business model de ces plateformes repose sur le besoin de connaître un maximum d’aspects de notre vie privée.
C’est-à-dire ?
Prenez le système Android : les applications qu’on vous « offre » sont en fait des chevaux de Troie. C’est gratuit, a priori pratique et sympathique, mais c’est un cadeau empoisonné qui est d’abord là pour capter vos données.
Google vous propose l’application Maps pour vous aider à vous déplacer. Celle-ci active le GPS de votre smartphone et vous suit toute la journée - elle est capable de savoir combien de fois vous allez aux toilettes sur vos heures de travail et combien de temps vous y passez ! Plus dangereux : Maps peut savoir si vous allez à l’église et à quelle fréquence.
La fonction de recherche de Google permet quant à elle de capter vos inquiétudes et vos interrogations. Ce que vous cherchez - « Covid-19 », « date du Ramadan », ou encore des informations sur quelque chose dont vous n’oseriez parler ni à votre médecin, ni à votre conjoint(e) - en dit long sur ce que vous avez en tête. Etant connecté à nos comptes Gmail, Google connaît notre véritable identité. Il sait qui nous fréquentons, à qui nous écrivons et quelles sont nos opinions.
Seul Apple est moins consommateur de données ; son principe est de nous vendre des gadgets hors de prix et le système n’est pas basé sur la publicité.
« Au-delà de l’intimité, on doit surtout pouvoir cacher ses opinions politiques. Il est vital d’être libre d’avoir sa propre opinion, de se rassembler et de discuter pour rester dans un État démocratique. »
Le problème résiderait donc dans le fait que nos données personnelles soient exploitées par les États, et non pas par les GAFA ?
Les États s’intéressent de près à la surveillance des citoyens. Ce constat a inspiré à Mike Godwin sa deuxième loi : « surveillance is the crack cocaine of governments », soit « la surveillance est une drogue dure pour les gouvernements ». Une fois qu’ils la mettent en place, ils ne peuvent plus s’en passer. Pourquoi ? Parce que tout savoir sur tout le monde permet de contrôler les masses. Surveiller les citoyens permet de les enfermer mentalement et d’intégrer des normes sociales : quand on se sait regardé, on s’autocensure. On n’est alors plus dans une démocratie représentative du peuple, mais dans une monarchie avec des sujets qui se conforment à des normes. En outre, si vous êtes un leader syndicaliste ou un membre de l’opposition, ça devient d’autant plus intéressant de savoir ce que vous faites !
Dans la Hollande des années 1930, un système de calcul a été fourni à la population pour connaître la religion de chacun et mieux répartir l’argent alloué au culte. En soi, la démarche semble légitime. Or, les choses se sont corsées à partir de 1939 lorsqu’on s’en est servi pour identifier les Juifs... Le fait qu’on soit aujourd’hui dans une démocratie de plein droit n’est pas une excuse suffisante pour mettre en place des outils automatisés de récupération de données ; on ne sait pas de quoi le futur est fait !
Enfin, l’argument « je n’ai rien à cacher » ne tient pas : ce qu’on fait dans sa chambre à coucher ou dans sa salle de bains ne regarde que nous - ce n’est pas illégal, et pourtant on ferme la porte ! Au-delà de l’intimité, on doit surtout pouvoir cacher ses opinions politiques. Il est vital d’être libre d’avoir sa propre opinion, de se rassembler et de discuter pour rester dans un État démocratique.
Une application ponctuelle pour répondre à une crise temporaire est-elle si dangereuse ?
Il faut être certain que cette application s’arrête pour de bon et qu’elle soit détruite une fois le coronavirus disparu. Mais comment mettre une date sur la fin de l’épidémie ? En 2018, quelques dizaines de personnes sont encore mortes de la peste. Si on avait créé une application StopPeste au Moyen-Âge, elle serait probablement toujours en fonction. Les États ont aussi tendance à pérenniser des dispositifs ponctuels de surveillance : souvenons-nous du plan « temporaire » Vigipirate, créé en 1995 et toujours en action.
« Les États ont aussi tendance à pérenniser des dispositifs ponctuels de surveillance : souvenons-nous du plan « temporaire » Vigipirate, créé en 1995 et toujours en action. »
Est-il réaliste de penser qu’une application basée sur le volontariat sera efficace ?
L’adoption d’une application du type StopCovid est dans les faits quasiment impossible. Pour qu’elle ait un effet, presque tout le monde devrait s’en servir. En Italie, l’application la plus diffusée sur le marché est Facebook Messenger, qui bénéficie d’un effet réseau (on la conseille à ses amis), et se diffuse très vite. Pourtant, seuls 42% des Italiens l’utilisent !
Les smartphones posent aussi problème : certains n’en ont pas, d’autres en ont de trop anciens pour accepter une nouvelle application... Faut-il distribuer des bracelets ? Forcer le téléchargement ? Plus une chose est obligatoire, plus les gens vont résister. Et plus l’application est invasive, plus elle doit être efficace ! On a beaucoup pris pour exemple Singapour, qui a été un des premiers à utiliser une application de traçage des malades. Leur gestion de la crise semblait exemplaire, mais n’a pas empêché une seconde vague de virus.
Quelle technologie pourrait permettre le pistage des personnes contaminées ?
Il y a plusieurs manières de procéder. Un téléphone peut être repéré par son GPS, qui le positionne à quelques mètres près. On peut aussi utiliser la triangulation des antennes : les portables utilisent des systèmes GSM et se connectent à l’antenne la plus proche pour qu’elle leur redirige les appels. C’est un second indicateur géographique. Le Bluetooth, comme envisagé en Allemagne, est de très courte portée : on ne sait pas où vous êtes mais on sait à proximité de quels autres appareils Bluetooth vous vous trouvez. Si on apprend qu’une personne est infectée, on peut ainsi retrouver ceux qui ont été en contact avec elle.
L’application pourrait relever toutes ces données simultanément et les recouper pour connaître vos fréquentations et déplacements.
Faut-il avoir un droit de regard sur le fonctionnement de ces applications ? Est-ce même possible ?
On peut diviser les logiciels et applications en deux catégories : ceux qui sont en logiciel libre (on dit aussi « open source »), livrés avec un code que l’utilisateur peut modifier pour l’ajuster à ses besoins, ou auditer pour en vérifier le fonctionnement. L’autre catégorie, sous laquelle tombent Word, Excel ou Powerpoint et la majorité des applications, sont des logiciels « propriétaires ». Leur code source est gardé secret par le créateur.
Dans le cas de StopCovid, il est essentiel que je puisse vérifier par moi-même si elle va récupérer mes données GPS, si elle les garde au-delà du temps d’incubation du virus, si elle utilise ma connexion Bluetooth ou mon GPS... Pour avoir confiance, il faut pouvoir avoir accès aux informations !
Comment limiter les dégâts du « tracking » alors que notre usage du numérique ne cesse de croître ?
Je pense que le numérique va finir par se calmer. L’obsolescence programmée de nos smartphones est une catastrophe écologique. Il est vital que l’on passe à des formes plus respectueuses de l’usager et de l’environnement, qui avancent plus doucement en nous laissant le temps de nous former. A l’heure actuelle, on s’équipe et on se jette la tête la première dans la technologie sans comprendre. Il y a une pression sociale énorme pour utiliser les réseaux et le secteur évolue bien plus vite que le système éducatif.
« On a donc appris aux gens à se laver les mains, grâce à de larges campagnes de communication et d’éducation. J’aimerais qu’on applique ce genre de messages au numérique. »
J’aimerais que l’on enseigne une hygiène du numérique à l’école. Un parallèle me frappe : au XVIIIème siècle, Louis Pasteur découvrait l’existence des microbes et le chirurgien Joseph Lister réalisait qu’en nettoyant les plaies, les mains et les instruments, on évitait d’infecter des patients à l’hôpital. On a donc appris aux gens à se laver les mains, grâce à de larges campagnes de communication et d’éducation. J’aimerais qu’on applique ce genre de messages au numérique. Si cela se fait quand on ira dîner chez des amis en 2040 et qu’on remarquera une vieille Google Home ou un Amazon Echo branché dans le salon, on trouvera cela aussi « sale » que de ne pas se laver les mains avant de cuisiner.
- On se renseigne sur les business models des outils que l’on utilise, en gardant en mémoire l’adage « si c’est gratuit, c’est que tu es le produit » !
- On décentralise ses données : plutôt que de passer toujours par les mêmes plateformes, on utilise Signal au lieu de WhatsApp (racheté par Facebook en 2014). On préfère la boîte mail offerte par son fournisseur d’accès internet à Gmail. On cherche des moteurs de recherche alternatifs à Google : DuckDuckGo, Qwant, Ecosia... et on utilise des navigateurs autres que Chrome comme Mozilla Firefox.
- Logiciels de GPS, traitement de texte ou gestionnaire de mots de passe : Tom’s Guide a créé une liste de logiciels libres et gratuits à tester (et à adopter).
- Pour s’y repérer (un peu), et surtout démystifier la chose, on apprend les bases du code gratuitement sur OpenClassrooms ou sur Developpez.com
- On regarde le documentaire de Sylvain Louvet « Tous surveillés : 7 milliards de suspects », sur Arte Replay. Ce « panorama mondial de l’obsession sécuritaire » montre comment les progrès technologiques et l’intelligence artificielle permettent de nous surveiller toujours plus, sous couvert de sécurité et de lutte contre le terrorisme.
- On relit le dossier de QQF sur l’impact écologique du numérique pour repenser en profondeur sa consommation et ses usages.
- Parmi les grands aspirateurs à données : les réseaux sociaux. On regarde le TEDx Talk de Cal Newport sur pourquoi et comment s’en passer (en anglais, sous-titres en français disponibles).