« Inventons une culture familiale commune »
Historiquement, la famille a-t-elle déjà été confrontée à un confinement aussi long et aussi strict ?
Il n'existe pas d'ouvrages spécifiques sur la famille en temps d'épidémie. On pourrait sûrement trouver des éléments de réponses dans des travaux réalisés sur les grandes pestes, mais la comparaison avec la situation actuelle ne serait pas pertinente. La famille moderne ne ressemble en rien à celle des époques précédentes. Elle naît au début du 20ème siècle avec l'avénement du mariage amoureux et trouve sa forme actuelle à partir des années 60. Par conséquent, nous vivons un moment inédit. Dans les sociétés traditionnelles, le monde de la famille et celui du travail étaient perméables. Les artisans vivaient au dessus de leur boutique qui était ouverte sur la rue et donc sur le monde. La famille moderne repose au contraire sur un principe d'intimité. Elle vit repliée sur elle-même. Or, avec le confinement actuel, ce principe d'intimité est mis sens dessus dessous.
Pourtant, avec les mesures de confinement, l'intimité est totale. Nous n'avons jamais autant vécu repliés sur nous-mêmes.
Le paradoxe est là. L'intimité familiale a été rendue possible par l'externalisation du travail. Le matin, les enfants et leurs parents quittent le domicile ; les uns vont se former à l'école, les autres se rendent à leur lieu de travail - pour la plupart. Le soir venu, même s'il reste encore la cuisine, les devoirs et quelques tâches ménagères, les enfants et leurs parents se retrouvent pour profiter de leur temps libre. Ils dînent ensemble, discutent, puis vaquent à leurs activités personnelles. L'équilibre fonctionne. Il est agréable car la discipline et l’apprentissage ont été délégués à l'école ; aux enseignants et aux surveillants. Les parents modernes se doivent d'être cools avec leurs enfants. C'est-à-dire à l'écoute et compréhensifs. La famille moderne est par principe a-autoritaire.
C'est l'école qui a le mauvais rôle ?
En effet. Désormais, avec cette crise, les parents doivent assumer un double rôle : celui de parents et de profs, puisque l'Education nationale impose l'enseignement à distance. Pendant la première semaine de confinement, j'ai été surpris par le nombre de blagues qui circulaient autour de l'horreur d'être enfermé avec sa famille et plus particulièrement avec ses enfants. Et puis, j'ai compris.
"Vous ne pouvez pas faire faire à votre enfant une dictée à midi et cuisiner ensemble dans la joie et la bonne humeur deux heures plus tard..."
Certains parents essayaient de reproduire l'école à la maison, en imposant, entre autres, des horaires draconiens. Vous ne pouvez pas faire faire à votre enfant une dictée à midi et cuisiner ensemble dans la joie et la bonne humeur deux heures plus tard... Il ne l'acceptera jamais. Tout le monde désormais tient à la dissociation parents - profs et à l'externalisation de la discipline. Avec le confinement, l’autorité fait son grand retour dans les foyers et met à mal l'intimité.
Les consignes de l'Education nationale n'ont pas été bonnes ?
Le ministre actuel, Jean-Michel Blanquer, est un obsédé de la continuité pédagogique. Comme certains parents, il pense que, assis dans leur salle de classe, les enfants apprennent leurs leçons pendant sept heures d'affilées. De nombreuses études prouvent que l'apprentissage réel, dans une journée, n'excède pas une heure, une heure trente maximum. Par ailleurs, les grandes vacances où l'école s'arrête pendant deux mois n'ont jamais provoqué l'effondrement de la France.
« Le ministre actuel, Jean-Michel Blanquer, est un obsédé de la continuité pédagogique. »
Il y a tout de même un programme commun à valider.
Certes. Mais cette notion-là n'est pas l'alpha et l'oméga de l'apprentissage. Il n'y a pas de programme commun dans le cursus universitaire. Ce qui ne l'empêche pas de bien fonctionner.
Est-ce que ce confinement peut aussi être une chance pour les familles ?
Il le peut. La tendance historique, depuis les années 60, va dans le sens d'une plus grande autonomie des membres de la famille. Les femmes ont leur propre vie en travaillant en dehors du foyer. Les ados peuvent fabriquer leur propre monde depuis l’apparition de la chambre individuelle. Depuis, cette tendance s'est accentuée. J'ai accompagné ce mouvement positivement, dans un premier temps, puisqu'il allait de pair avec une plus grand liberté et une forme d'épanouissement personnel. Mais j'en reviens... Un peu. La logique de l'individualisation est sans doute allée trop loin. Aux Etats-Unis, par exemple, les familles ne partagent même plus leurs repas ensemble. En France, elles se retrouvent encore autour de la même table au même moment. Mais ensuite, chacun vaque à ses activités : le père surfe sur Internet avec son ordinateur, la mère regarde une série sur sa tablette, le fils joue à ses jeux vidéos devant la télé, la fille discute avec ses copines sur son portable... Au-delà du problème de l'autorité, cette crise nous démunit parce que la culture commune familiale nous fait défaut. Or, c'est justement l'occasion de la trouver ou de l'inventer.
« Cette crise nous démunit parce que la culture commune familiale nous fait défaut. »
Comment la définissez-vous ?
Si vous acceptez la comparaison culinaire, elle se situe quelque part entre le MacDo et le poisson-épinard. Elle n'est ni trop immédiatement plaisante - du point de vue des parents -, ni trop immédiatement difficile - du point de vue des enfants -. Les deux partis doivent se retrouver à mi-chemin. Et surtout, cette culture doit s'imposer de façon non-autoritaire.
Un exemple ?
Harry Potter ! La saga fonctionne à merveille en famille parce que les parents n'ont pas forcément connaissance du contenu des livres de leurs enfants et que ceux-ci ne sont pas encore au programme à l'école. Le confinement est justement l'occasion d'observer ses enfants - qui envoient des signaux en permanence - et de chercher, ensemble, une culture commune ; ceux que les parents n'ont pas le temps de faire, habituellement, s'ils rentrent tous les deux du travail à 19 h 30. On a parlé de livres, de séries et de musique, il faut aussi ajouter la cuisine, les jeux de société... Mais les obstacles sont importants, car la culture générationnelle a largement gagné. L'industrie des séries télé, avec sa super production de niches, en est révélatrice. Il y en pour tous les goûts. Chacun peut avoir sa série. A l'inverse, le film du dimanche soir (dont je ne suis pas nostalgique) est en voie de disparation.
L'une des réalités de ce confinement, bien plus sombre, est la violence de certains parents à l'encontre de leurs enfants. Celle-ci aurait explosé. Comment l'expliquez-vous. Et que faire ?
La famille moderne se définit par la diminution de l'autorité parentale et l'augmentation de l'autonomie des femmes et des enfants. Mais tout ceci repose sur une condition simple : l'espace. En ce sens, la violence subie par les enfants et très différente de la violence subie par les femmes, car les mécanismes de domination ne sont pas les mêmes. Ici, la violence a beaucoup plus de chance d'advenir si les membres de la famille ne peuvent pas s'isoler. Les temps de respiration sont nécessaires. Le silence aussi. C'est la raison pour laquelle, le confinement rend visible les inégalités. Il y a ceux qui ont pu quitter les petits appartements des grands villes, pour leur maison de campagne. Et les autres. Une fois la crise passée, il faudra adosser la politique familiale sur la politique du logement ; c'est un vaste sujet.
« Il faudra adosser la politique familiale sur la politique du logement. »
Quid, enfin, des EHPAD. Nous assistons, impuissants, au désastre provoqué par le virus dans les maisons de retraite. Cette crise n'est-elle pas aussi l'occasion de repenser la place des personnes âgées dans notre société ?
Je ne sais pas. Cette question-là est très difficile. Le malheur de la vie en EHPAD, au-delà des conditions matérielles, est l'impossibilité de se projeter dans l'avenir. La maison de retraite est la fin du récit de soi ; la dissolution de l'identité narrative, pour reprendre le terme de Paul Ricoeur. Mais je n'ai aucune solution à proposer. Faire revenir les personnes âgées à la maison n'est pas forcément souhaitable. D'abord parce qu'il n'y a plus personne à la maison. Les couples travaillent. Ensuite, les personnes âgées seraient dans une situation compliquée, pour ne pas dire impossible : à la fois parents et enfants, puisque dépendants. Auparavant les gens disparaissaient plus jeunes. Le grand âge - au-delà des 80 ans - est un phénomène nouveau dans notre société. Et nous ne l'avons pas encore pensé.
- On appelle le 119, le service national d'accueil téléphonique de l'enfance en danger, en cas de violences. Les enfants peuvent appeler eux-mêmes. Les adultes préoccupés par une situation problématique aussi. La ligne est ouverte 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.
- On s'abonne à l'un des fils Whatsapp « Confinement et Parentalité », une initiative créée par le collectif Nous Toutes, visant à prévenir le burn out des parents confinés avec leurs enfants et les problèmes de violences. Via un abonnement gratuit, on reçoit tous les jours des conseils pour faire classe, des recommandations de dessins animés et des idées d'activités pour occuper enfants et ados.
- On écoute les podcasts d'Elodie Fondacci, « Des histoires en musique ». Au fil d'épisodes de cinq minutes, de jolies petites histoires traditionnelles sont contées sur fond de musique classique (La Belle au bois dormant, Raiponce, Casse-Noisette...), destiné aux enfants à partir de trois ans.
- On se plonge dans le répertoire en ligne de l'éditeur Whisperies. Gratuite, l'application met à disposition des livres audio et des ouvrages animés destinés aux enfants à partir de deux ans.
- On participe bénévolement à l'une des six missions proposées par le gouvernement pendant le confinement. A commencer par le soutien aux personnes âgées en EHPAD, en épaulant le personnel en établissement dans leurs tâches quotidiennes et en aidant les résidents à maintenir un lien avec leurs proches grâce aux outils numériques.